La Lettre 53 - page 17

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l’incertitudealimentaireont fait placeà l’abondanceet à la
certitudekilocalorique. Lagraissequi était sourcede liberté
est devenuechezbeaucoupdepersonnes obèses un réel
handicapphysiqueet unecauseprincipaledemorbiditéet
demortalité,notammentendécuplant le risquedesmaladies
métaboliqueset cardiovasculaires.
Lesucre, unedroguecomme lesautres?
La surconsommation de sucre n’est bien sûr pas le seul
facteur à incriminer dans l’épidémiemondiale d’obésité
mais elle est déterminante
(5)
. Étant un facteur évitable, la
solution paraît simple et même évidente : stoppons notre
surconsommationde sucre ! C’est, bienévidemment, plus
facile àdirequ’à faire. Tout d’abord, auplan sociétal, cela
impliquede changer l’environnement alimentaire, notam-
ment en limitant et régulant l’offre de produits riches en
sucres raffinés rajoutés, tout enproposant desproduitsde
substitution aussi attractifs et plus sains. Même s’il existait
unevolontépolitiquepuissanteet convergente, cequi n’est
pas le cas aujourd’hui, un tel changement nepourrait pas
s’accomplirenunclaquementdedoigts.Auplan individuel,
les difficultés paraissent aussi grandes. S’il est possible
pour nombred’entrenous, souvent auprixd’une vigilance
constante et d’un effort soutenu, de limiter la surconsom-
mation de sucre, il existe une fraction substantielle de la
population qui semble en être incapable et cemalgré le
désir d’y parvenir et la connaissance des conséquences
négativesassociées. Pourquoi ?
Si nous posons cettequestiondirectement aux personnes
concernées,beaucoupd’entreellesnous répondentqu’elles
sesententdépendantesouaddictesausucre,que lesucre
agit surellescommeunedrogue.Maisest-ilbien raisonnable
d’assimiler le sucreàunedrogue ?Après tout, laconsom-
mationdesucrenesemblepascauserd’étatd’intoxication,
dumoins suffisamment important pour altérer notre juge-
ment, notrepensée, notre conscience. Oui, mais ce n’est
pas suffisant pour rejeter l’hypothèse « sucre=drogue».
La consommationde tabac ne causepas nonplus un tel
état d’intoxication, ce qui ne l’empêche pas d’être très
addictive. Une autre raison souvent avancéededouter de
l’hypothèse« sucre=drogue»est que le sucre, contraire-
ment auxautresdrogues, n’activepasdirectement lecircuit
cérébral de la récompense, composéprincipalement des
neuronesdopaminergiques (DA)dumésencéphaleventral
(
cf.danscenuméro, lesarticlesdePascoli et al. etdeFaure
et al.
). Ceci, toutefois, reste encore àprouver. En effet, en
plusd’uneactivation sensorielle rapidedececircuit par la
perceptiondugoût sucré (
via
unevoieneuronaleascendante
poly-synaptique reliant lescellulesbuccalesdugoût sucré
auxneuronesDA), il existeuneactivationplus tardivemais
aussi plusdirectecauséepar leglucoseaprèssa résorption
intestinaleet sonpassagedans lesang.Cettesecondeacti-
vationest essentielleà l’apprentissagepar renforcementde
nouvellespréférencesalimentaires.Ellesembleêtrecausée
paruneactionduglucosesur lesneuronesglucorécepteurs
de l’hypothalamus latéral projetant vers lesneuronesDAet/
oud’uneactionsur lesglucorécepteursdusystèmeveineux
autredrogue–ausucre. L’alcool étant unemoléculevolatile,
certains singes frugivores se servent en fait de son odeur
pour détecter àdistance lesparcelles contenant des fruits
mûrs. Legoût prononcépour l’alcool observé chezHomo
sapiens (
cf. dans ce numéro, l’article deNaassila et al.
)
pourrait êtredérivéde ce comportement chez unde nos
ancêtrescommuns.C’est l’hypothèsedu singe saoul
(2)
.
Unephysiologiehumaineà la traînedansunmondede
plusenplussucré
Aujourd’hui,mêmesi lesplantes restent lesprincipalespro-
ductrices primaires du sucre (e.g., cannes à sucre, bette-
ravessucrières,maïs), cesont surtout lesgrands industriels
de l’agroalimentairequi l’utilisent pour récompenser notre
comportement de consommation en échange…deprofits
substantiels.Lesannonceset lesspotspublicitairesont rem-
placé lescouleursvibranteset lesodeurssuavesdesfleurset
des fruitsmûrs.Unegamme toujoursplusvasteet variéede
produitsalimentairescontenantdessucres rajoutés, souvent
en trèsgrandequantité, s’estprogressivement substituéeau
nectar des fleurs et aux fruits. Par exemple, auxÉtats-Unis
d’Amérique, onestimequeparmi lesdizainesdemilliersde
produitsalimentaires industrielsàdispositiondans les rayons
dessuper-et hyper-marchés, 75%contiennent aumoinsun
sucre rajouté. Contrairement aux sucres contenus dans le
nectar des fleurs et dans les fruits, disponibles seulement
de façon intermittentesurdecourtespériodesdans l’année,
ces produits et leurs signaux publicitaires sont omnipré-
sentset ubiquitairesdans l’environnement urbainmoderne.
Pour décrire ce nouvel environnement, certains épidémio-
logistesparlent d’édulcorationdumonde
(3)
.
Dans ce nouvel environnement, labiologiede notre com-
portement alimentaire sembledécalée, archaïque, désar-
mée. En effet, contrairement à une idéepréconçue, notre
comportement alimentairen’estpas régi parune régulation
homéostatique réactive (i.e., correction rapided’unedévia-
tion actuelle dumilieu intérieur) mais par une régulation
dite prédictive ou prospective (i.e., réponse anticipatoire
pour prévenir une éventuelledéviation future) et cemême
au risquedecauser undéséquilibremomentanédumilieu
intérieur. Cette régulation prospective du comportement
alimentaireest renduepossiblegrâceaux tissusadipeuxqui
permettent de stocker sous formedegraisses les surplus
caloriques pour une éventuelle réutilisation. Par exemple,
quand un singe frugivore tombe sur uneparcelled’arbres
aux fruitsbienmûrsetbiensucrés, il segorge,mêmesi cela
entraînede largesvariationsdesaglycémie
(2)
. Lesurplus
calorique sera stocké sous formedegraisses. Donc sans
graisses,pointd’autonomie,pointde liberté,pointde futur !
Unhymneaux tissusadipeuxcomme formidable innovation
biologique resteencoreàécrireet àchanter.
Toutefois, et c’est unegrandedécouvertede lamédecine
dite évolutionniste, cettepuissante régulationprospective,
très adaptive jadisdans unenvironnement où lanourriture
et le sucre étaient rares et incertains, se révèle dans le
mondeédulcoréquenous habitons aujourd’hui unecause
majeurededysfonctionnement biologique
(4)
. La raretéet
1...,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16 18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,...48
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