La Lettre 45 - page 16

La lettre
n°45
ossier
Surdité congénitale et Implantation
cochléaire
Pascal Barone
(Centre de Recherche Cerveau &
Cognition, Toulouse),
Michel Hoen
(Centre de Recherche en Neurosciences, Lyon)
La surdité congénitale résulte d’un défaut de maturation de
tout ou partie du système auditif périphérique et se carac-
térise au niveau central par l’absence d’information auditive.
Les enfants sourds congénitaux présentent donc une dépri-
vation sensorielle totale, c’est-à-dire que leur cerveau va se
développer sans entrée sonore. Du fait de la nécessité du
retour auditif pour le développement des aptitudes pho-
nologiques, ces enfants ne vont pas non-plus développer
d’aptitude au langage oral. Que deviennent alors les neu-
rones de cette région du cortex qui est normalement dévolue
au traitement de l’information auditive ? La plupart de ces
neurones vont être préservés grâce au réarrangement de
connexions provenant d’autres régions sensorielles. C’est
la vicariance sensorielle, la compensation d’une modalité
sensorielle privée de stimulation par une autre, épargnée.
Ce recrutement intermodal de volume cortical «disponible »
explique notamment l’augmentation de la sensibilité visuelle
et tactile observée chez les sourds congénitaux et que ceux-
ci exploitent en développant la lecture labiale en situation de
communication orale ou en ressentant la musique comme
une expérience corporelle
(1)
.
… « la vicariance sensorielle (est) la compensa-
tion d’une modalité sensorielle privée de stimula-
tion par une autre, épargnée »…
L’implantation cochléaire constitue l’un des traitements les
plus efficaces de la surdité. Placé dans l’oreille interne,
l’implant cochléaire va engendrer un retour de l’information
auditive au niveau central et permettre une récupération des
capacités auditives et langagières. Lors du branchement de
l’implant, les voies auditives centrales vont être réafférentées
et de l’information auditive va parvenir au cortex qui doit alors
apprendre à traiter cette information nouvelle. La plasticité
cérébrale va ainsi jouer un rôle prépondérant dans le succès
de la réhabilitation d’une surdité par un implant cochléaire.
Les travaux actuels en imagerie cérébrale montrent que la
colonisation par les fonctions visuelle et somesthésique des
aires auditives va s’estomper progressivement, à mesure
que les patients récupèrent l’audition au travers de l’implant
(2)
. En d’autres termes, les modifications corticales qui dé-
coulent de la surdité sont réversibles, et le recours à l’implant
cochléaire entraîne un remodelage des circuits neuronaux
qui se rapprochent
in fine
de ceux d’un cerveau « normal ».
(1) Karns CM, Dow MW & Neville HJ. (2012). Altered cross-modal processing
in the primary auditory cortex of congenitally deaf adults: a visual-
somatosensory fMRI study with a double-flash illusion. J Neuroscience,
32:9626-9638.
(2) Strelnikov, K., J. Rouger, JF. Demonet, S. Lagleyre, B. Fraysse, O. Deguine,
and P. Barone Visual activity predicts auditory recovery from deafness after
cochlear implantation in adult. Brain (in press).
Langage et Spécialisation hémisphérique
Monica Baciu, Marcela Perrone-Bertolotti
(
Laboratoire de Psychologie et Neurocognition, Grenoble)
& Nathalie Tzourio-Mazoyer (
Groupe d’Ima-
gerie Neurofonctionnelle, Bordeaux)
La spécialisation hémisphérique s’appuie sur la différen-
ciation du rôle des hémisphères cérébraux pour les fonc-
tions cognitives. Chez la plupart des individus, le langage
est soutenu par l’hémisphère gauche avec un pôle frontal
« expressif » et un autre temporo-pariétal « réceptif ».
Leur lésion induit les aphasies
1
.
Si, en 1836, Marc Dax (1771-1837) fut le premier à présenter
la localisation du langage dans l’hémisphère gauche c’est
Broca (1824-1880), chirurgien et anthropologue Français, à
qui est attribué la paternité de la découverte de la dominance
ou spécialisation hémisphérique (SH). En 1865
(1)
, il rapporte
le cas d’un patient qui, suite à un accident vasculaire céré-
bral, avait perdu la capacité de parler
1
. La lésion localisée
au niveau du gyrus frontal inférieur de l’hémisphère gauche
(HG), qui deviendra « l’aire de Broca », fut mise ainsi en rela-
tion avec la production du langage articulé. Quelques années
plus tard, Wernicke (1848-1905), neurologue autrichien,
constata qu’une lésion dans la partie postérieure de l’HG
(tiers postérieur de la partie postérieure du gyrus temporal
supérieur qui deviendra « l’aire de Wernicke ») occasionnait
des troubles de la compréhension de la parole ; il établit que
cette aire était le siège des images auditives des mots, un
module essentiel pour la compréhension de la parole. À la
fin du XIX
e
siècle, les observations cliniques et post mortem
ont fait émerger deux notions fondamentales : d’une part la
notion de dominance hémisphérique des fonctions cogni-
tives, dont le chef d’orchestre pour le langage est l’HG (ou
hémisphère dominant) et le subordonné l’hémisphère droit
(HD, hémisphère mineur) ; d’autre part, la notion d’un lien
direct entre une structure cérébrale et un déficit fonctionnel.
Un modèle « neurologique » antéro-postérieur du langage
sera par la suite proposé (Figure 1) avec un pôle antérieur
responsable de l’expression motrice dont la lésion induit
une aphasie «motrice » de Broca et un pôle postérieur de
la réception sensorielle et de la compréhension du lan-
gage dont la lésion induit une aphasie «sensorielle » de
Wernicke. Les pôles sont connectés par des faisceaux de
fibres blanches dont la lésion/déconnection provoque une
aphasie de conduction
2
.
Avec l’avènement des méthodes d’imagerie cérébrale fonc-
tionnelle permettant de mettre en évidence les réseaux du
langage chez des témoins volontaires sains
(2)
, une concep-
tion plus large des aires du langage est apparue et plusieurs
définitions opérationnelles ont été avancées. On distingue
1
Le célèbre cas du patient Leborgne (appelé Tan car il présentait
une stéréotypie verbale, n’étant capable que de dire « tan ») ainsi
que d’autres patients, ont permis à Broca de constater post mortem
que la lésion responsable du déficit se situait dans l’hémisphère
gauche.
2
L’aphasie de conduction est caractérisée principalement par un
déficit de la répétition des mots entendus.
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