La Lettre 45 - page 26

La lettre
n°45
et les oiseaux, et de nombreuses autres créatures, y compris
les pieuvres, possèdent aussi de tels substrats ».
À mon avis, la Déclaration, dont l’utilité ne peut être contes-
tée, n’insiste pas assez sur l’inévitable gradation des per-
formances, que l’on trouve, entre les différents groupes
animaux, chaque fois qu’on analyse un trait comportemental,
et la conscience n’échappe pas à la règle. Si l’on excepte les
animaux dépourvus de toute sensibilité nerveuse (comme
les éponges), on peut penser que la conscience émerge
par paliers successifs et encore mal
connus.
Les philosophes du vivant
(6)
distinguent notamment la
« conscience d’accès » et
la « conscience de soi » (la
conscience d’être conscient).
La première est l’aptitude à
être conscient des éléments
de son environnement et il ne
fait pas de doute aujourd’hui que
beaucoup d’animaux (vertébrés,
pieuvres et sans doute d’autres invertébrés) disposent d’une
conscience d’accès. Quant à la conscience de soi, elle a pu
être appréciée par le test du miroir, évoqué plus haut pour les
pies: si un animal se reconnaît dans un miroir et ne pense pas
avoir affaire à un congénère, c’est une forme de conscience
de soi. Le test peut être appliqué avec succès, outre aux
humains âgés de plus de 18 mois et aux pies, à des grands
singes anthropoïdes, des éléphants et des dauphins. Il faut
toutefois remarquer que ce test n’a été appliqué avec succès
qu’à des animaux fortement visuels. On peut supposer que
des animaux plus olfactifs manifesteraient sans doute une
forme de « conscience de soi » si on pouvait les mettre en
présence d’une sorte de « miroir olfactif » !
À propos de la gradation des phénomènes de conscience,
il faut aussi rappeler la récente controverse concernant
les poissons. Un biologiste post-cartésien attardé avait
affirmé que, comme ils étaient dépourvus de néocortex,
les poissons n’avaient aucune conscience de la douleur
(7)
.
Les sociétés de pêche s’étaient immédiatement engouffrées
dans cette brèche. Or il est clair que les cortex anciens des
poissons n’excluent nullement une forme de conscience.
A fortiori
lorsque les fonctions de ces cortex anciens n’ont
pas été dominées par celles du néocortex, comme c’est le
cas chez les vertébrés à sang chaud(
8)
. La seule chose que
l’on puisse dire raisonnablement, c’est que les poissons n’ont
sans doute pas le même vécu existentiel de la douleur que
les mammifères ou les oiseaux !
… « la question éthique se situe bien
en filigrane »…
Les neurobiologistes ne sont pas des moralistes. La Décla-
ration n’exprime donc que des constats scientifiques. Mais la
question éthique se situe bien en filigrane et, pour conclure,
je vais profiter de ma double casquette de neurobiologiste
et de philosophe pour la poser. Elle vaut pour le traitement
le soulignent pour les phénomènes supérieurs de la pensée:
la conscience et les émotions. Nous voici loin des animaux-
automates et de la coupure radicale entre les hommes et les
animaux : sans pour autant renier ses racines cartésiennes,
la biologie est amenée à remanier certains de ses concepts
d’origine.
Dans le domaine du mental, la Déclaration insiste sur de nom-
breux points où les connaissances modernes rapprochent
considérablement la pensée animale de la pensée humaine,
tout en reconnaissant d’ailleurs que ces connaissances ne
sont que partielles et que l’évolution rapide de la recherche
doit provoquer « une réévaluation périodique » des connais-
sances et de leurs conséquences… Pour étayer ces analo-
gies mentales, la Déclaration s’appuie principalement sur
les homologies qui existent entre le cerveau de l’homme et
de celui de nombreux (autres) animaux qui possèdent le
contrôle des émotions, le sommeil (y compris le sommeil
paradoxal) et la conscience, tous des phénomènes que l’on
peut objectiver de diverses manières.
Pour la perception des émotions, la Déclaration ne la limite
pas aux structures corticales et considère que les struc-
tures sous-corticales ont aussi une importance critique.
Elle n’en exclut pas, en outre, certains invertébrés : pieuvres
et même insectes, et compare les animaux dépourvus de
cortex aux humains les plus jeunes. Pour la conscience, la
Déclaration insiste sur la grande proximité intellectuelle de
certains oiseaux avec les mammifères. Sont explicitement
mentionnés les perroquets et les pies, mais j’ajouterais qu’on
ne saurait oublier l’ensemble des corvidés. On sait qu’à
l’instar des humains et d’autres mammifères, des pies sont
capables de se reconnaître dans un miroir.
…« l’absence de néocortex ne semble pas per-
mettre d’exclure le fait qu’un organisme puisse
faire l’expérience d’états affectifs »…
La Déclaration mentionne aussi les mécanismes semblables
qui perturbent les accès à la conscience, chez les humains
comme chez d’autres animaux, lors de l’absorption d’agents
psychotropes comme les hallucinogènes.
En conclusion, la Déclaration affirme que « l’absence de
néocortex ne semble
pas permettre d’ex-
clure le fait qu’un
organisme puisse
faire l’expérience
d’états affectifs » et
que l’homme n’est
pas le seul à pos-
séder des substrats
neurologiques ca-
pables de produire
la conscience: « Des
animaux non hu-
mains, comprenant
tous les mammifères
ribune libre
«...si un animal se reconnaît dans un miroir et ne
pense pas avoir affaire à un congénère, c’est une
forme de conscience de soi. »
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