La Lettre 45 - page 7

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indulgent et bon ».
Ce livre est d’une lecture assez ardue. Il se place à la frontière
de la biologie et de la cristallographie, plus près de cette
dernière, et vise à mieux comprendre les formes d’organi-
sation des lipides, substances qui, quoiqu’insolubles dans
l’eau, jouent un rôle essentiel dans la matière vivante, milieu
essentiellement aqueux (Figure 3).
Le type de ces lipides est pour lui la myéline, dont on pour-
rait dire qu’elle a exercé sur lui une véritable fascination
et qui est à l’origine de tout ce travail. Il la définit comme
« un édifice colloïdal cristallin qui est également un élé-
ment anatomique ayant des relations morphologiques et
fonctionnelles avec le protoplasme nerveux ». Pour mieux
comprendre sa formation et sa structure, il a utilisé comme
modèle les « figures myéliniques » décrites par Virchow en
1854 et nommées ainsi en raison de leur aspect analogue
à celui de la myéline
7
.Ces figures myéliniques qui ont été
observées à l’origine dans des poumons pathologiques ont
pu être obtenues artificiellement depuis le XIX
e
siècle à partir
de solutions de lipides amphiphiles plus ou moins complexes.
Il est possible d’utiliser des acides gras ou des savons purs,
ou associés entre eux, ou à d’autres molécules organiques,
pourvu qu’ils contiennent au moins une double liaison dans
les chaînes carbonées des acides gras. Mais les plus utilisés
par Nageotte furent les extraits de cerveau obtenus après
passage dans plusieurs solvants pour en extraire notamment
le cholestérol. L’extrait final se présente sous forme d’une
pâte molle dont on place une petite quantité que l’on aplatit
entre lame et lamelle entourée d’eau, ou d’un autre solvant à
l’alcool plus ou moins dilué. La préparation est lutée, et l’on
va alors assister dans cet espace clos à une morphogenèse
de figures myéliniques d’abord en forme de tubes sur tout le
pourtour de l’extrait par imbibition progressive de la couche
superficielle, ce que Nageotte appelle le blastème formateur,
constamment nourri par la masse centrale. L’évolution de ces
tubes conduit à une grande variété d’aspects en fonction de
la nature des lipides, des conditions d’environnement (nature
et quantité de solvant, température, durée de l’expérience).
L’incidence des diverses modalités
expérimentales de suture des nerfs
sectionnés est analysée en détail par
Nageotte. Il souligne le rôle capital de
la glie schwannienne, s’élevant contre
l’idée que les axones pourraient chemi-
ner nus à un quelconque stade du pro-
cessus. Les relations neurites-glie sont
d’abord celles de fibres amyéliniques
composées pouvant échanger entre
elles des axones. Lorsqu’ils atteignent le
bout distal, les axones utiliseront alors la
voie schwannienne restée en place pour
rejoindre les effecteurs. Dès que la myélinisation commence,
les fibres s’individualisent, et les cellules mésenchymateuses
s’insinuent entre elles. Des expériences ayant provoqué
l’hypertrophie de la névroglie montrent que cette hypertro-
phie gêne considérablement la pénétration des neurites et
leur développement ultérieur. L’utilisation d’une anse de soie
pour réunir les deux extrémités d’un nerf sectionné entraîne
un afflux de macrophages autour de la soie, qui exerce une
action négative sur la myélinisation.
Mais la contribution la plus originale, qui résulte directe-
ment de sa conception des phénomènes vitaux évoquée
plus haut, est l’utilisation des « greffes mortes », c’est-à-dire
l’intercalation d’un segment de nerf mort, tué par fixation, à
la place d’un segment manquant entre les deux bouts d’un
nerf sectionné. L’expérimentation menée sur le chien et le
lapin a donné des résultats très convaincants, même lorsque
la perte de substance est importante avec seulement un
retard dans la myélinisation des fibres régénérées.
Comme ces travaux ont eu lieu au moment de la Grande
Guerre de 1914-1918, ils ont fait naître de grands espoirs
pour la restauration de certaines blessures, mais Nageotte a
d’abord été très réticent, soulignant que toutes les conditions
requises pour le succès de l’opération étaient loin d’être
réalisées dans le cas des blessures de guerre. Il a cepen-
dant fini par se laisser convaincre et la méthode a pu être
appliquée avec succès par le Dr Sencert au cas de blessés
ayant subi la perte irrémédiable d’un morceau de nerf dans
le bras ou la jambe
6
.
Nageotte et la biophysique
L’évolution des recherches de Nageotte allait se poursuivre
dans la dernière partie de sa vie où ses travaux ont concerné
beaucoup plus la biophysique et la cristallographie, orien-
tations auxquelles il fut amené pour la compréhension de
la structure de la myéline, envisagée comme cristal liquide
de lipoïdes.
Les résultats obtenus sur ce thème font l’objet de trois fasci-
cules, dont l’un composé des illustrations, publiés en 1936
dans la collection « Actualités scientifiques » de Hermann,
intitulés
Morphologie des gels lipoïdes
.
Myéline. Cristaux
liquides
. Cet ouvrage comporte la dédicace suivante, « À
mon maître Joseph Babinski, Neurologiste illustre, esprit
novateur, d’une logique féconde, observateur génial, homme
Figure 3
- Préparations lipidiques
selon Nageotte. Gauche, préparation de
lécithine pure. Tubes formant des anses,
encadrés par des spirales formées par
l’association de deux tubes. Au milieu,
deux tubes emboîtés. Droite, préparation
d’oléate de soude. Spirale simple d’un
tube à cavité filiforme ; anse tubulaire ;
deux tubes emboîtés. D’après J. Nageotte.
L’organisation de la matière vivante dans
ses rapports avec la vie. Paris, Alcan,
1922, p. 196.
6
Voir Alain Larcan. Louis Sencert, professeur à Nancy et à
Strasbourg, précurseur de la chirurgie moderne, 1878-1924.
Histoire
des sciences médicales
, 1989, 23, 211-217.
7
R. Virchow. « Über das ausgebreitete Vorkommen einer dem
Nervenmark analogen Substanz in den tierischen Geweben »,
Virchows Arch.,
6, 1854, 562-572.
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