La Lettre 45 - page 10

La lettre
n°45
L’aphasie et les origines de lA
neurolinguistique
Jean-Luc Nespoulous (Université de Toulouse II, Toulouse)
Si l’on accorde ordinairement à Paul Broca (1824-1880) le
privilège d’avoir localisé « le siège du langage articulé »
dans la partie postérieure de la 3
e
circonvolution frontale
gauche des deux premiers aphasiques dont il put exami-
ner le cerveau (1), force est de constater que l’histoire de
l’aphasiologie, en France, avait commencé, à Montpellier,
plusieurs décennies plus tôt. Jacques Lordat (1773-1870),
s’appuyant dès le début du 19
e
siècle sur l’observation de
sujets frappés de ce qu’il nomma « alalie », avait proposé
dans son enseignement le premier modèle fonctionnaliste
rendant compte des différentes étapes de la « corporifi-
cation des idées en sons » sans trop se préoccuper, il est
vrai, de localisations cérébrales. Ce modèle, il se l’appliqua
à lui-même au lendemain de 1825, date à laquelle il souffrit
d’une aphasie dont il récupéra suffisamment pour en faire
un compte-rendu introspectif détaillé (2). En 1836, un an
avant sa mort, Marc Dax (1771-1837), sur une impression-
nante série de patients, établit la dominance hémisphérique
gauche de la fonction linguistique lors d’un congrès régio-
nal dont la trace écrite fut retrouvée ultérieurement par son
fils Gustave Dax (1815-1893) qui la publia en 1865 (!) en y
rajoutant plusieurs dizaines de patients supplémentaires
qu’il avait lui-même observés (3). En bref, le nom de Broca
passa à l’histoire pour une contribution scientifique pourtant
fort limitée qui, de plus, ignora ses prédécesseurs au même
moment où Armand Trousseau (1801-1867) n’hésitait pas à
les citer, imposant de surcroît le terme d’« aphasie » au lieu
de celui d’« aphémie » défendu par Broca...
… « le nom de Broca passa à l’histoire pour une
contribution scientifique pourtant fort limitée »…
Quoiqu’il en soit, dès la fin du 19
e
siècle, l’aphasiologie avait
clairement acquis ses lettres de noblesse et les principales
formes cliniques d’aphasie étaient décrites. Jusqu’au lende-
main de la 2
e
guerre mondiale, elle reposa essentiellement
sur la démarche anatomo-clinique, conjuguant description
symptomatologique et localisation cérébrale post mortem.
Deux révolutions successives vinrent ensuite enrichir l’étude
des relations mutuelles du cerveau et du langage. La pre-
mière révolution est dite « cognitive » ; elle repose, comme
chez Lordat, sur l’utilisation des doubles dissociations com-
portementales post-lésionnelles pour édifier, petit à petit,
l’« architecture fonctionnelle du langage » dans le cerveau/
esprit humain. Certes, cette démarche conduisit certes cer-
tains neuropsychologues à « oublier le cerveau » au profit
de modélisations algorithmiques désincarnées, mais la deu-
xième révolution vint alors corriger certains de ces excès
en rendant possible, au moins jusqu’à un certain point, la
visualisation du cerveau en action grâce au développement
de diverses techniques d’imagerie fonctionnelle cérébrale,
utilisables, de plus, chez le sujet sain. Ainsi naquit la neuro-
psycholinguistique cognitive intégrée.
(1) Broca P. (1865). Sur le siège de la faculté du langage articulé. Bulletin de
la Société d’anthropologie, 6: 337–393.
(2) Lordat J. (1843). Leçons tirées du cours de physiologie de l’année scolaire
1842-1843. Analyse de la parole pour servir à la théorie de divers cas
d’alalie et de paralalie que les nosologistes ont mal connus. Journal de la
Société de Médecine Pratique de Montpellier, 7, 333-353, 417-433 et 8, 1-17.
(3) Dax M. (1865). Lésions de la moitié gauche de l’encéphale coïncident
avec l’oubli des signes de la pensée. Gazette Hebdomadaire Medicale
et Chirurgicale(Paris), Tome 2: 259.
Interactions sensorimotrices et trai-
tement de l’identité vocale lors de la
perception et production de la parole
Marianne Latinus
(Voice Neurocognition
Laboratory, University of Glasgow, UK),
Krystyna Grabski
(Montreal Neurological
Institute, McGill University, Canada),
Pascal Belin
(Institut des Neurosciences de la Timone (INT), Marseille)
,
Marc Sato
(Gipsa-Lab Grenoble)
Les premières étapes d’acquisition de la parole sont tradi-
tionnellement considérées comme dépendantes d’une co-
structuration des systèmes de perception et de production.
À partir des premières capacités motrices et de discrimina-
tion acoustique, la maturation du système phonologique de
l’enfant découlerait de l’imprégnation linguistique ambiante
et d’une spécification progressive et conjointe des actes
moteurs et des cibles sensorielles pertinentes. Néanmoins,
la persistance d’un tel couplage fonctionnel entre systèmes
sensoriel et moteur chez l’adulte reste à ce jour débattue,
les systèmes de perception et de production de la parole
ayant été par le passé largement étudiés indépendamment
l’un de l’autre. Face à cette question, de récents modèles
neurobiologiques attribuent un rôle fondamental aux interac-
tions sensorimotrices aussi bien lors de la production que
lors de la compréhension de la parole.
Afin de produire les sons de la parole, c’est-à-dire réaliser des
mouvements fins du conduit vocal à visées communicatives,
il est nécessaire de contrôler à la fois la respiration, la phona-
tion et la musculature supralaryngée. Cette action complexe
nécessite l’engagement de boucles corticales et sous-cor-
ticales d’initiation, de coordination et d’exécution motrices
mais également de régulation sensorimotrice (Figure 1).
L’importance du retour auditif est facilement observable dans
un environnement bruyant qui peut entraîner un phénomène
d’hyper-articulation et d’augmentation du volume sonore
émis. Il a de plus été montré que les personnes sourdes de
naissance n’acquièrent que difficilement une parole com-
préhensible et que même si une articulation précise peut
être conservée dans le cas d’une surdité acquise, celle-ci
va néanmoins se détériorer avec le temps faute de retour
auditif. En parallèle, des études récentes ont démontré une
modulation des réponses du cortex auditif temporal lors de
la production de parole, par rapport à celles observées lors
de l’écoute passive de ces mêmes énoncés. De même, une
modulation de l’activité du cortex auditif ou somatosensoriel
a été observée lors de la production de parole en cas de
modification en ligne du feedback auditif ou somatosenso-
riel du locuteur. Ces modifications peuvent être induites par
l’ajout de bruit, d’un décalage temporel du feedback auditif,
en modifiant en ligne les propriétés acoustiques du signal de
parole produit ou les mouvements de la mâchoire du locuteur.
Cette modulation des réponses des cortex sensoriels est
considérée refléter des mécanismes de contrôle en ligne des
buts auditifs et somatosensoriels de la parole. Les consé-
quences sensorielles simulées et prédites de l’acte moteur
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