La Lettre 46 - page 10

La lettre
n°46
ossier
Les théoriesde lacognition incarnée
Cesquestions laisséesensuspensont ouvert lavoieàdes
approches radicalement différentes et, enparticulier, aux
théories de la «cognition incarnée» («embodied cogni-
tion»)
(2,3)
qui proposent que les symboles ne puissent
être totalement désincarnés et que la cognition repose
inévitablement sur des représentations spécifiques aux
différentesmodalités sensorielles, qui cohabitent avec les
représentations symboliques amodales – si elles existent.
Seloncetteconception incarnée, lacognitionnese résume
pasau traitement symboliquemaisest le fruitd’interactions
étroitesentre lessystèmessensorimoteuretémotionnel et les
processus cognitifsdehaut niveau telsque le langage. Le
cerveauestainsi inscritdans lecorpsetdoitêtreappréhendé
dans sa relation avec celui-ci. Les tenants d’une cognition
incarnéeavancent que les expériences sensorimotrices et
émotionnellesvécuesparnotrecorps lorsdenos interactions
avec l’environnement sont fondamentalesdans l’élaboration
des représentations sémantiques. Ainsi, tout ceque nous
percevons, ressentons et les actions que nous effectuons
pour interagiravec lesobjetsdumondeextérieur façonnent
nos représentationsmentalesetcontribuentà lacompréhen-
siondusens,qu’il soit véhiculéà travers lescomportements
d’autrui, les imagesou lesmots. Lacognition, et le langage
enparticulier, seraient par essenceperceptivo-moteurs et
partageraientdes ressourcesavec lesystèmesensorimoteur,
tant dupoint de vuecognitif queneuronal.
Comprendre lesensdesmotssupposeraitdoncune ré-enac-
tion, ou simulation, des expériences sensorielles, motrices
et émotionnelles évoquées par les référents de cesmots,
et recruterait des substrats cérébraux distribués au sein
des régions sensorielles, motrices et émotionnelles. Par
exemple, pour comprendre le sens dumot «pomme», il
suffirait de réactiver, dans les aires cérébrales correspon-
dantes, les informations liéesà l’objet référent tellesquesa
couleur, sa forme, songoût ouencore lesactionsassociées
(e.g. croquer). L’oncomprendainsi le rôle incontestablede
l’enchâssementducerveaudans lecorpspour laconstruc-
tiondes représentations à l’originedu sens : comprendre,
ce serait simuler la situation, la vivre. Mais quelles sont les
preuves expérimentales permettant d’asseoir les théories
d’un ancragedes processus cognitifs dans les systèmes
sensorimoteur et émotionnel?
L’enracinement du langagedans lesystèmemoteur
Les théories de la cognition incarnée, combinées au foi-
sonnement d’études sur les processusmoteurs suite à la
découvertedesneurones«miroirs»et à l’hypothèsed’une
originemotricedu langage
(4)
, ont provoqué un véritable
enthousiasmeenneurolinguistique, enparticulierautourde
laproblématiquedes liensunissant le traitementdu langage
et lesystèmemoteur. L’undesmodèles lesplus influents
(3)
suggèreque le traitementdu langage reposesurdes réseaux
fonctionnelsdistribuéssur lesairespérisylviennesdu langage
(airesdeBrocaetdeWernicke)essentiellesau traitementde
l’information linguistiqueengénéral,ainsiquesur les régions
traitant les informationssensorimotricesassociéesauxmots.
nepoursuiventpas toujours lesmêmesbuts théoriques, ilsne
sefixentpassur lesmêmescritèresméthodologiqueset au
final,cesdomainesnesontpasaussi intégrésqu’onpourrait
l’imaginer ou espérer. Cependant, des efforts spécifiques
pourmieux intégrer ces deux traditions sont actuellement
déployés
(10)
.
R
éférences
(1) Rossi, M. &Peter-Defare, E. (1998). Les lapsus ou comment notre
fourchea langué. PressesUniversitairesdeFrance: Paris.
(2) Grainger, J.&Whitney,C. (2004).Trends inCognitiveSciences,8,58-59.
(3) Marr, D. (2010). Vision. ÀComputational Investigation into theHuman
Representation andProcessing of Visual Information.TheMITPress
(1èrepublicationen1982).
(4) Morton, J. (1969).Psychological Review, 76, 165-178.
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theRoyal SocietyB, 369, 20120397
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Science, 326(5951), 445-449.
(10) Poeppel, D. Emmorey, K., Hickok, G. &Pylkkanen. (2012). Journal of
Neuroscience, 32, 14125-14131.
Le langage incarné : Des liens entre
sens des mots et système moteur
Véronique Boulenger
(Lab.DynamiqueduLan-
gage, Lyon),
Tatjana Nazir
(Lab. sur leCerveau, le
Langageet laCognition, Bron)
Les théories de la cognition incarnée suggèrent que les
processuscognitifsdehaut niveaucomme le langagesont
ancrés dans le corps. Les expériences sensorimotrices et
émotionnellesvécues lorsdenos interactionsavec l’environ-
nement concourent à la constructiondu sens et à la com-
préhensiondu langage.
La«RévolutionCognitive»dumilieudesannées50, inspirée
desderniersdéveloppementsen linguistiqueet informatique,
aétémarquéepar l’émergencede théoriesde lacognition
suggérant que nos connaissances sémantiques étaient
organisées demanièreamodale (i.e. indépendamment de
lamodalitéà laquelleellessont associées), etque lacogni-
tion était encapsulée, c’est-à-dire parfaitement distincte
des systèmes cérébraux dédiés à la perception, l’action
et l’introspection
(1)
. Lecorpsétait ainsi considérécomme
totalement extérieur aux processus cognitifs. Ces théories
amodalesont néanmoinsétéconfrontéesàdeuxquestions
cruciales : comment les symboles dits arbitraires sont-ils
liésaux référents (lesobjets)dumondeextérieur?Parquels
mécanismessont-ils formésàpartirdenosexpériencesper-
ceptivesetmotricesetcommentacquièrent-ils leursens
(2)
?
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