La Lettre 46 - page 4

La lettre
Un siècleaprèsBabinski,
faut-il toujoursparler
d’anosognosie?
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par Fausto Viader
istoiredesNeurosciences
Ainsi Joseph Jules François FélixBabinski grave-t-il dans
lemarbrede l’histoirede lamédecine, ce 11 juin 1914
(1)
à laSociétédeNeurologiedeParis, un terme aujourd’hui
universellement employé,pourdécrire lecomportementde
deuxpatientes,atteintesd’unehémiplégiegauchedontelles
nient l’existence.Clinicienattentif, il dit avoir«observéaussi
quelques hémiplégiques qui, sans ignorer l’existence de
leur paralysie, semblaient n’yattacher aucune importance,
commes’il se fût agi d’unmalaise insignifiant.Unpareil état
pourrait être dénommé anosodiaphorie (« adiaphoria »,
indifférence, insouciance) ». Il sedemande, danssonana-
lyse, si l’anosognosiede l’hémiplégieest « feinte»oubien
« réelle», sans se prononcer fermement entre les deux.
Il termine cetteprésentation historiquepar unequestion :
«L’anosognosieserait-elleparticulièreaux lésionsoccupant
l’hémisphèredroit »? Il est intéressant de noter que, dans
ladiscussionqui suit laprésentationdeBabinski,des inter-
venants éminents (Achille Souques, Gilbert Ballet, Henry
Meige ouHenri Claude)mentionnent des cas semblables
qu’ils ont observésmais dont ils n’ont pas fait uneprésen-
tationacadémique. Ladécouverten’est doncpas celledu
phénomène, mais biende sa singularité, et c’est l’undes
grandsméritesdeBabinski,mêmes’il n’apasété lepremier
à ledécrire,quede lui avoirdonnéunnom. Indépendamment
de lanatureexactedu trouble, sonmécanismeestdiscutéet
unegrande importanceest alorsaccordéeà l’existencedes
troublessensorielsassociésà l’hémiplégie. Toutefois,Pierre
Marie, qui participeaussi àcetteséance, s’interrogesur la
spécificitéduphénomène,cequ’ilprécisera lorsd’uneautre
présentationdeBabinski en1918
(2)
sur lemêmesujet, en
prenant l’exemplede l’hémianopsie.Pour lui, l’anosognosie
est «unphénomènepsychiqued’ordregénéral (…)qui n’en
méritepasmoinsd’êtreétudiédans ledétail ».L’anosognosie
de l’hémiplégie feraencore l’objet dedeuxprésentationsà
laSociétédeNeurologie, en1923et 1924
(3, 4)
.
Pourtant,bienavantd’êtrebaptiséeparBabinski, l’anosogno-
sieavaitdéjà fait l’objetdementionsetmêmededescriptions,
dont il nesemblepasavoir euconnaissanceouauxquelles
il n’avait pasprêtéattention.
Ainsi, VonMonakow
(cité par 5)
rapporte dès 1885 deux
cas de cécité dont les patients n’étaient pas conscients
(«unaware»dans la traductiondes auteurs). Dejerine lui-
même avait présenté avec Vialet en 1893
(6)
le cas d’un
patientqui «quoiqu’il nedistingueplus riendu tout, neveut
pasavouer sacécité».Cette formulation,peut-êtrecomme
chezBabinski plus tard, témoigned’undoutedesauteurs,
nonseulement sur lacapacité,maissur lavolontédupatient
de reconnaître sondéficit, mais cepoint n’est pas discuté
dans l’article.
C’est cependant àGabriel Anton, neuropsychiatre àGraz,
que l’ondoit, en 1896puis en 1898
(7-8)
, les descriptions
lesplusdétailléesdeméconnaissanced’undéficit neurolo-
gique,à la foiscliniquesetanatomo-pathologiques.Dès1896
(7)
, il souligne lavariétédescirconstancespossiblesdesa
survenue: cécité, surdité, aphasie sensorielle, hémiplégie.
Dans la formulation d’Anton
(8)
, les patients ont perdu la
connaissancede leur trouble, ils ne sont pas capables de
l’apprécier: « siesind für dieseDefekteseelenblind» (« ils
sont mentalement aveugles à ce trouble»). Anton (1896)
souligneaussi dans lecasde l’hémiplégie, comme le feront
de nombreux auteurs par la suite, le lien entre lamécon-
naissance («unbewusst ») dudéficit et l’atteintede lasen-
sibilitéproprioceptive: « sogibt es hemiplegischeKranke
mit Verlust der Bewegungsgefühle, welche nicht wissen,
dass siegelhämt sindt » (« il yapar exempledesmalades
hémiplégiquesavecundéficitdusensdumouvementqui ne
savent pasqu’ilssont paralysés»). Antonconclut prudem-
ment sonarticleen indiquantd’unepart,qu’il ne tenterapas
d’expliquer lephénomènesur labasedesconnaissancesde
l’époqueetd’autrepart,qu’il estparticulièrementdifficilede
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«Jedésireattirer l’attention surun troublemental que j’ai eu l’occasiond’observer
dans l’hémiplégiecérébrale, etqui consistedansce faitque lesmalades ignorent
ouparaissent ignorer l’existencede laparalysiedont ils sont atteints». (…)« Il est,
jecrois, permisde se servird’unnéologismepourdésigner cet état etde l’appeler
anosognosie
».
(
suite
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