La Lettre 49 - page 6

La lettre
istoiredesNeurosciences
n°49
drainer leshumeursmauvaises, affirmeque ladouleur«est
presque inséparabledenosopérations. […]C’estun remède
amer.Mais il estdescasoù il faut fairesouffrir l’homme,etun
grandnombredemédications tirent unepart de leur vertu
de ladouleurmêmequ’ellesdéterminent ».
Ladouleurestunexcèsdesensationsqui avertit l’organisme
d’unedestructionprochaine. Jusqu’auXX
e
siècle,onassimile
ladouleuràunsixièmesensàvaleurdéfensive.Àcet égard,
Dieulafoyserauneexception.Pour lui, ladouleur, certes, est
un élément précieux dediagnostic, mais il peut manquer,
il peut tromper, et en fin de compte on peut s’en passer
car il existed’autresmoyenspour reconnaîtreunemaladie.
Àquoi sert,parexemple, ladouleur fantôme?CharlesRichet
yavait-il penséquand il parlaitdedouleurpréventive, intelli-
gente?Lesphysiologistesavaientmontréquedesanimaux
décérébréset inconscientsgardaientdes réflexesde retrait
lors de
stimuli
nociceptifs. Si donc les réflexes protecteurs
pouvaient jouer sans lasensationconscientede ladouleur,
pourquoi ladouleur ?
Lemécanismede ladouleur. L’excitation initiale
Lechirurgienparisien, Jean-FrançoisMalgaigne (1806-1865),
qui avait constaté, à certains stades de l’anesthésie, une
dissociationentre le tactmaintenuet ladouleur estompée,
espéraitque l’étherseraitun instrumentdeconnaissancedes
mécanismesde ladouleur
(10)
. Ladouleurprendnaissance
à partir de la périphérie. Deux théories s’affrontent ; soit
un excès de stimulationde récepteurs sensoriels, soit des
terminaisonsspécifiquesde ladouleur.Pour lesAllemands,
avec leprofesseur dephysiologieàZürich,Maximilian von
Frey (1852-1932), c’est cettehypothèse (1891)qui est rete-
nue.Des
Schmerzpunkte
(pointsdedouleur) secontinuent
par des trajets, spécifiques également. Pour d’autres phy-
siologistes, dont nombredeFrançais, Richet, Vulpian, il ya
identitédes points de tact et des points dedouleur, le tact
se transformant endouleurdèsque lastimulationest supra-
maximale.PourRichetcetteexcitationprovoqueunevibration
auniveaudes centres nerveux. Vulpiannepensepasqu’il
yait des récepteurset des rameauxdistinctsdeceuxde la
sensibilité, déjàsi nombreux.Oùs’arrêter alors?Viendront
auXX
e
siècle lesdistinctionsentrefibresmyéliniséesounon,
degros oupetit calibre, les fibresC, fines et amyéliniques
étant lesplus spécifiquesde la transmissionde ladouleur,
jusqu’à l’étagemédullaire, d’où partiront vers les étages
supérieurs lesdifférents faisceaux spinauxdéjàconnus.
Lescentresnerveuxde ladouleur
Lephysiologiste,élèvedeMagendie,François-AchilleLonget
(1811-1871),se livrevers1842àuneexpérienced’apparence
grossière,maisdéjà trèsdémonstrative, pour localiser les
centresde ladouleur.Aprèsavoirenlevésuccessivement les
lobescérébraux, puis lescouchesoptiques, puis lescorps
striés,puis lecerveletet les tuberculesquadrijumeauxetn’avoir
laisséque lebulbeet laprotubérance, oncontinuedeprovo-
quer ladouleur chezunanimal. Il évoquecetteexpérience
danssonmémoiresur l’inhalationd’étherpubliéen1847
(11)
.
Richet (1850-1935). Ladouleur, dans l’accouchement, est
indispensablepour attacher lamèreà sonenfant.
Selon lemédecin de lamarine, Jules Roux (1807-1877) :
« laparticipationvolontairede la femmen’est sollicitéeque
par ladouleur, sinon il eût été à craindreque, par volupté,
par distraction oumille autresmotifs, la femme ne refusât
sonconcours […]
(6)
».
D’ailleurs, devant ladouleur, existe unegrande inégalité :
ainsi la traditionveutque lesnouveau-néset lesnourrissons
ne souffrent pas, leur cerveau n’est pas assez développé
(on sait aujourd’hui que c’est faux). De lamême façon, on
penseque les peuples primitifs souffrent moins que nous,
peuplescivilisés.
Pour certains, ladouleur n’apas qu’une fonctiond’alerte.
C’est aussi un stimulant qui ranime lepatient. Si ladouleur
est trop faible,parexempledans lesaccouchements, il faut
laprovoquer. Lemédecinet chirurgienparisien, AlfredVel-
peau (1795-1867), n’apascettepositionextrême ; il connaît
trèsbien lesdifférentsmoyensde lutter contreelle, il aété
un adeptede l’acupuncture chinoiseparvenue enEurope
dans les années 1820-1830. Velpeau se fera très vite, dès
janvier 1847, undéfenseur inconditionnel de l’anesthésie
chirurgicale.Avant cetteèrenouvelle, il déplorait les limites
desmoyensàsadispositionet surtout leurs inconvénients ;
aussi, pour lui, ladouleur était-elle inévitable. Lechirurgien
devait s’enaccommoderet faireviteetbien.Onconnaît son
propos, mille fois cité : «Endernière analyse ladifférence
n’est pas assez grande ; la précaution serait trop embar-
rassante […]. Éviter ladouleur dans lesopérationsest une
chimèrequ’il n’estpluspermisdepoursuivreaujourd’hui. […]
Leseffortsduchirurgiendoiventdoncse réduireà rendre la
douleurdesopérations lamoinsvivepossible, sansdiminuer
la sûretédu résultat principal […] »
(7)
.
Il sedéfendra toujoursd’unquelconquesadisme.En réponse
à la diatribe du physiologiste, professeur auCollège de
France,FrançoisMagendie (1783-1855),Velpeaus’exclame :
«M. Magendie vient de dire que c’est peu de chose que
desouffriretqu’unedécouvertequi apourbutd’empêcher
ladouleur est d’unmédiocre intérêt […]M.Magendienous
reproched’avoir l’âmedure.C’est eneffet cequedisent les
gens dumonde. Ils se trompent. Les chirurgiens sont des
hommescomme lesautres, ilsont aussi leursémotions.S’ils
ne les laissentpasvoirc’estque lesang-froid, l’impassibilité
apparentesont unede leurspremièresqualités. Et dès lors
comment s’étonnerque leschirurgiensacceptent avecbon-
heurunedécouvertequi, sansaucundanger,produit l’insen-
sibilité?» ; «Ya-t-il unhommeaumondequi puisse trouver
de l’agrément àporter le fer sur son semblable, autrement
qu’avec la fermeconvictionde lui êtreutile ?»
(8)
.
Malgré ladécouvertede l’anesthésie, ledogmede ladou-
leur inévitableetmêmeutilecontinued’êtreaffirmépar ses
contemporains. Dans le très officiel cours d’ouverture de
la rentrée d’octobre 1847, le professeur demédecine de
Paris,Philibert-JosephRoux (1780-1854), faisant sansdoute
allusionauxcautérisationspar le fer rougeappliquéesnon
seulement sur des lésionsmais aussi en tissu sain pour
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