La Lettre 47 - page 25

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Le VOYAGE MENTAL DANS LE TEMPS
| PAR A. Juskenaite, P. Quinette, F. Eus-
tache
(Inserm, EPHE, Université deCaen/Basse-
Normandie,Unitéde rechercheU1077)
Aujourd’hui largement employépar leschercheursétudiant
lamémoire, le termede«voyagemental dans le temps»a
étéproposé il yaune trentained’annéespar Endel Tulving
(1)
, après l’observation finedes troubles dont souffrait le
patientK.C.,devenuamnésiqueà lasuited’unaccidentde
moto.Àcetteépoque, où l’amnésieétait considéréecomme
unedifficultéà se rappeler desévénementsdupasséet à
encoderdesévénementsnouveaux, Tulvingavait rapporté
que sonpatient était incapablededire non seulement ce
qu’il avait fait la veille, mais aussi cequ’il allait faire le len-
demain. Il avait alors concluque ladifficulté à seprojeter
vers le futur subjectif était directement liée à l’amnésie, et
quepar conséquent ce fait nouveaudevait être intégréau
tableau cliniquedes syndromes amnésiques. Demanière
remarquable, lepatientK.C. neprésentait aucunedifficulté
de traitementdes informationsen lienavec le tempschrono-
logique : il connaissaitparfaitement sesunités, les relations
entreellesetpouvait les représentergraphiquement
(2)
.Ses
connaissances conceptuelles sur l’existence d’un passé
et d’un futur contrastaient avecson incapacitéà revivre les
événements passés et à imaginer les événements futurs,
soulignant ainsi que levoyagemental dans le tempsfigure
parmi les états de consciencequ’il ne suffit pas de savoir
décrirepourêtrecapabled’en faire l’expériencesubjective.
Pour Tulving, l’incapacitédupatient K.C. à seprojeter vers
le futur résultaitde lamêmeatteintecérébralequecellequi
avait entraînésonamnésie.Cetteconceptionaétéappuyée
par de récents travaux en neuroimagerie, montrant qu’un
vaste réseaude régionscérébrales s’active lorsdu rappel
d’événementspasséset lorsde l’imaginationd’événements
futurs, bienque certaines zones cérébrales soient spéci-
fiquement activées lors de l’une ou de l’autre tâche
(3)
.
L’étude approfondie de patients devenus amnésiques à
l’âgeadulteapermisdemieuxcomprendre l’articulationsur
leplancognitif desdeuxdimensions temporelles (passéet
futur)duvoyagemental dans le temps.Ainsi, il aétémontré
quecespatientssontparfaitementcapablesd’imaginerdes
événementsnouveaux survenant dans le futur, lorsqu’ils le
font en réponse à un scénario impliquant un événement
commun, donné par l’expérimentateur
(4)
. Cela suggère
que l’amnésiepréserve la capacitédes patients à utiliser
lesconnaissancesgénéralessur lemonde, acquisesdans
lepassé en tant quebases pour l’imaginationdes événe-
ments nouveaux. Toutefois, les productions des patients
amnésiques, comparativement à celles des participants
sains, étant beaucoupmoins détaillées et cohérentes, il
semblerait qu’un processus cognitif supplémentaire soit
impliquédans laprojectionmentale vers le futur.
Une étude récente, menée au sein de notre laboratoire,
portant surdespatientsayantprésentéun ictusamnésique
idiopathique -unsyndromeamnésiquesévère, aiguet tran-
sitoire,excluant toutepossibilitéde réorganisationcérébrale
ou de stratégie cognitive compensatoire - amontré que,
lorsqu’ondemandeàcesderniersde seprojeter vers leur
futurpersonnel sans l’aidede l’expérimentateur, ilsontbeau-
coupdedifficultésà le faireet se trouvent souvent incapables
dedonnerneserait-cequ’une idéed’unévénementpouvant
avoir lieudans leur vie à venir
(5)
. Ces résultats indiquent
que l’imaginationauto-initiéede leur futur personnel serait
probablementdépendantede l’accèsauxévénementsper-
sonnels vécus dans le passé, y compris les projets déjà
initiésouprévuspour le futur. Lesproductionsdespatients,
àpartirdecourtsscénarii portant surdesévénements très
généraux, sont en revanche,bienquemoinsdétaillées, très
prochesdecellesdesparticipantssainset constituéesde
scripts, de connaissances sémantiques et s’appuyant sur
leurs capacités de raisonnement. L’amnésie n’annihilerait
pas laconceptiongénéraleetgrossièred’unpossible futur.
En revanche, cetteétudemet enavant l’absoluenécessité
depouvoir accéder aux repèresse trouvant dans lepassé
personnellement vécupourpermettre laconstructionet l’éla-
borationd’uneprojectionmentalesubjectivevers le futur.
R
éférences
(1) Tulving, E. (1985). CanadianPsychology/PsychologieCanadienne, 26,
1–12.
(2) Craver, C. F., Kwan, D., Steindam, C., Rosenbaum R. S. (2014).
Neuropsychologia, inpress.
(3) Viard,A.,Chételat,G., Lebreton,K.,Desgranges,B., Landeau,B.,deLa
Sayette, V., Eustache, F., Piolino, P. (2011). BrainandCognition, 75, 1-9.
(4) Hassabis, D., Kumaran, D., Vann, S. D., &Maguire, E. A. (2007).
Proceedingsof theNationalAcademyof Sciencesof theUnitedStates
of America, 104, 1726–1731.
(5) Juskenaite, A., Quinette, P., Desgranges, B., de LaSayette, V.,Viader,
F., &Eustache, F. (2014).Neuropsychologia, inpress.
KentCochrane, plusconnu sous les initiales«K.C. ».Cepatientdevenu
amnésiqueaprèsunaccidentdemoto, s’estprêtéàdenombreuses
études sur lamémoire.
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