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Au-delà du fantasme de « lire dans les pensées », il est une
question que les progrès des différentes disciplines des
Neurosciences (Neurophysiologie, Neuroimagerie, Neu-
rosciences Cognitives, Intelligence Artificielle…) ont peu à
peu confisquée à la science-fiction : celle de savoir si nous
pourrions directement agir sur notre environnement sans
l’intermédiaire de nos membres ou de nos muscles, simple-
ment par l’envoi d’un signal cérébral approprié ? Autrement
dit, pourrions-nous réaliser une interface cerveau-machine
(ICM) capable d’interpréter l’activité neuronale en temps-
réel et de la traduire en commandes exécutables par une
machine ?
Le terme d’interface cerveau-machine a été employé pour
la première fois aux États-Unis en 1973, par un ingénieur
visionnaire du nom de Jacques Vidal. Comme en réponse
au mathématicien Jacques Hadamard, il dessina précisé-
ment les contours et les enjeux de ce nouveau champ de
recherche, à la frontière entre neurosciences fondamentales,
instrumentation et traitement du signal, électrophysiologie
et applications médicales. Il soulignait déjà la nécessité
d’efforts conjoints pour, à la fois, identifier dans le signal
électroencéphalographique (EEG) les corrélats de nos états
mentaux et de nos décisions, extraire de ces masses de
données complexes et bruitées les informations pertinentes
et développer des algorithmes capables de décoder les
messages cérébraux. Il envisageait que les ICM puissent
constituer à la fois un nouvel outil de recherche et la pro-
messe de progrès dans le domaine médical, notamment pour
contrôler ce que l’on appelle aujourd’hui une neuroprothèse.
Enfin, déjà à l’époque, il insista sur l’importance des récents
développements dans la mise en évidence de phénomènes
de plasticité ou d’apprentissage comme celui du condition-
nement opérant de neurones
(*)
pour l’avenir des ICM.
Près de quarante ans plus tard, un grand nombre de labo-
ratoires dans le monde ont initié des projets et constitué des
équipes pluridisciplinaires autour des ICM. Des initiatives pri-
vées visant une exploitation commerciale des ICM ont même
vu le jour. Toutefois, les applications n’en sont qu’à leurs bal-
butiements. Malgré l’apparition depuis 1973 de techniques
de pointes pour l’exploration fonctionnelle cérébrale
in vivo
,
telle que l’imagerie par résonance magnétique (IRM), ce sont
les mesures électrophysiologiques que privilégient toujours
les ICM. Cela s’explique par l’accès direct et suffisamment
rapide à l’activité neuronale qu’offrent ces techniques, leur
moindre coût et leur possible mobilité. Néanmoins, il faut
distinguer deux familles de techniques électrophysiologiques
et ainsi deux types d’ICM : les approches invasives et les
approches non-invasives.
Les ICM invasives
Une ICM est dite invasive dès lors qu’elle requiert une chirur-
gie pour implanter les électrodes de mesures, à la surface du
cortex (Electrocorticographie ou ECoG) ou en profondeur.
Les mesures obtenues possèdent alors l’excellente précision
temporelle de toutes les techniques électrophysiologiques
mais offrent surtout une très grande précision spatiale, allant
pour certaines jusqu’à l’échelle d’un neurone. Ainsi, il est pos-
sible de cibler des régions corticales particulières, telles que
le cortex moteur primaire et plus précisément les populations
de neurones commandant aux mouvements de la main ou
du bras. Ce fut l’objectif de groupes nord-américains, dans
le but de tester l’efficacité d’une connexion directe entre ces
neurones moteurs et un effecteur artificiel. Ces recherches
culminèrent en 2008 par la démonstration qu’il était possible
pour un singe, après entraînement, de piloter un bras artificiel
pour attraper de la nourriture et la porter à sa bouche
(2)
.
Mais ces recherches ont été aussi très riches en enseigne-
ments quant aux propriétés du code neural. Ainsi en 2009,
Miguel Nicolelis, un pionnier des ICM invasives chez le singe,
combinant plusieurs sites d’enregistrement, déduisit de ses
études un certain nombre de principes généraux concernant
le fonctionnement cérébral
(3)
:
- Le codage neuronal satisfait aux principes de ségrégation
et d’intégration fonctionnelle. Les régions corticales sont
spécialisées dans le codage d’un certain type d’information.
Par ailleurs, les paramètres d’un même mouvement, sa plani-
fication et son objectif sont encodés à travers l’intégration des
informations représentées par différentes régions cérébrales.
- Si les neurones sont spécialisés, ils sont aussi multitâches
au sens où certains neurones peuvent encoder plusieurs
paramètres indépendants relatifs à un même type de mou-
vement.
- Il faut enregistrer plusieurs neurones d’une même popu-
lation pour s’assurer du décodage robuste d’un seul para-
mètre. Toutefois, il existe une limite encore débattue à cette
escalade avantageuse, ce qui suggère une redondance de
l’information encodée.
- La plasticité cérébrale est une propriété ubiquitaire dans
le cerveau, opérant à de multiples échelles spatiales et tem-
porelles et sans laquelle s’approprier un nouvel effecteur
comme un bras robotisé commandé par l’activité neuronale
ne serait pas possible.
Naturellement, les ICM invasives ont été très peu testées chez
l’homme. Cependant, certains patients ont accepté de se voir
implanter des électrodes, temporairement, pour valider ce
qui avait été démontré chez le singe. Pour la première fois en
2012, l’équipe américaine de John Donoghue a pu montrer
chez deux patients paralysés et non-communiquant, du fait
d’un accident vasculaire du tronc cérébral, la possibilité de
contrôler un bras robotisé à partir d’un implant cortical pour
réaliser des mouvements complexes de saisie d’objets
(4)
.
... « La plasticité cérébrale est une
propriété ubiquitaire dans le cerveau »...
(*) en 1969, l’équipe américaine d’Eberhard Fetz publiait dans la
revue Science une étude montrant que des singes macaques étaient
capables d’augmenter le taux de décharge de certains neurones de
leur cortex moteur, grâce à un long apprentissage s’appuyant sur la
récompense systématique du comportement neuronal attendu (1).