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imaginative a comme fonction de composer et de diviser les
images; elle peut ainsi former, à partir de sensations connues,
des images qui n’existent pas dans la réalité, comme un
centaure ou une chimère. La vertu estimative, ensuite, per-
çoit ce qu’Avicenne nomme les « intentions », c’est-à-dire
les émotions, les sentiments ou encore les raisonnements,
qui n’ont pas de caractère sensible. On en arrive enfin au
cinquième sens, celui auquel Avicenne donne le nom de
mémoire ; il n’a alors pour seule fonction que de conserver
ces intentions non sensibles perçues par la vertu estimative.
Selon Avicenne, donc, ce que nous appelons la mémoire
correspond en fait à deux fonctions distinctes chez l’homme,
deux sens internes pour être précis : l’imagination, qui
conserve les formes perçues par les cinq sens externes
(les couleurs, les goûts…), et la mémoire proprement dite,
qui conserve les intentions non sensibles (les émotions, les
raisonnements…). Mais Avicenne ne se contente pas de
cette division abstraite en cinq sens internes. En effet, alors
qu’Aristote s’était bien gardé de préciser quel était l’organe
qui accomplissait toutes ces actions, et comment il fonc-
tionnait, le philosophe persan propose d’attribuer à chaque
fonction une partie déterminée du cerveau. Il divise alors
le cerveau en trois parties, qu’il nomme trois ventricules : le
ventricule antérieur, qui est le siège du sens commun et de
l’imagination ; le ventricule médian, où se trouvent les vertus
imaginative et estimative ; enfin le ventricule postérieur, lieu
de la mémoire. Une telle localisation des différentes fonctions
dans le cerveau s’explique sans doute par les progrès de
la médecine entre l’époque d’Aristote et celle d’Avicenne.
Galien, au II
e
siècle de notre ère, avait en effet déjà remar-
qué, grâce à des expériences de vivisection, que certaines
parties du cerveau commandaient des fonctions précises
(1)
. Néanmoins, il n’est pas certain qu’Avicenne ait établi
sa localisation des sens internes dans le cerveau à partir
d’expériences concrètes; plus probablement, il a systématisé
et schématisé des intuitions qu’il était difficile d’étayer dans
les conditions matérielles de l’époque.
Malgré l’absence de justification empirique pour la division
du cerveau en trois ventricules contenant cinq sens internes,
la théorie d’Avicenne, diffusée en Occident dès le XIII
e
siècle,
connut un succès phénoménal. Les représentations imagées
de cette anatomie du cerveau, comme celle présentée dans
la figure et tirée d’un manuscrit latin de Munich, se comptent
par centaines dans les manuscrits médiévaux. On y dis-
tingue bien le processus de la sensation, allant des organes
des sens externes (bouche, yeux, nez, oreilles et ensemble
du corps pour le toucher) au sens commun à l’avant de la
tête, puis aux quatre autres sens internes, à l’intérieur de
trois grandes « cellules » qui divisent schématiquement le
cerveau. Grâce à cette théorie, les médecins médiévaux
disposaient d’une répartition anatomique des fonctions du
cerveau, et pouvaient envisager une action, au moins indi-
recte, sur celui-ci.
(1) Voir La
Lettre des Neurosciences
, n°32 Printemps-été 2007,
Armelle Debru, « L’expérimentation sur le cerveau et le système
nerveux dans l’Antiquité ».
qui cachettent avec un anneau ». La mémoire est donc défi-
nie par analogie à des représentations figurées, comme la
peinture ou l’impression sur la cire : la sensation (visuelle,
mais aussi sonore, gustative, tactile ou olfactive) s’imprime
dans l’organe de la sensation en laissant une empreinte, qu’il
est possible,
via
un procédé qu’Aristote n’explique pas mais
qu’il lie à l’imagination, de réactiver en pensée.
Lier sensation, imagination et mémoire permet également à
Aristote d’expliquer pourquoi les animaux ont une mémoire,
mais pas les plantes. En effet, à la différence de ces der-
nières, les animaux sont doués de sensation, élément indis-
pensable à la mémoire selon le philosophe. Mais posséder
la sensation n’est pas suffisant: à l’intérieur même du groupe
des animaux, Aristote indique que certains ne possèdent pas
la mémoire, et sont donc incapables de se souvenir, ce qui les
rend à la fois moins intelligents et moins aptes à apprendre.
Allant encore plus loin, Aristote distingue certains animaux,
comme les abeilles, qui sont seulement intelligents, mais sans
posséder la faculté d’apprendre. Pour lui, cela s’explique
par le fait qu’ils sont incapables d’entendre des sons, car,
précise-t-il, « la faculté d’apprendre appartient à l’être qui,
en plus de la mémoire, est pourvu du sens de l’ouïe ».
Est ainsi établie une gradation dans les êtres vivants en
fonction de leur mémoire et de l’usage qu’ils peuvent en
faire, allant des plantes, qui ne possèdent pas la mémoire,
jusqu’à l’homme capable de se souvenir et d’apprendre.
Toutefois, l’ensemble de ces observations, pour intéres-
santes qu’elles soient, ne permettent guère d’éclairer les
processus physiologiques à l’œuvre dans le corps humain
lorsqu’agit la mémoire. Or, si ces questions pouvaient rester
vagues, car très théoriques, pour un philosophe, il en allait
tout autrement pour des médecins confrontés à des troubles
de la mémoire et cherchant à les soigner. Il n’est donc pas
étonnant de constater que la première grande tentative de
proposer une explication anatomique au fonctionnement
de la mémoire soit due à un auteur tout à la fois philosophe
et médecin : le savant persan Ibn Sînâ, connu en Occident
sous le nom d’Avicenne (980-1037).
Le rôle du cerveau
Avicenne est, bien sûr, un grand lecteur d’Aristote. Le but de
son grand œuvre philosophique, le
Kitâb al-Shifâ
(Livre de
la guérison), est de donner une interprétation personnelle
de l’ensemble de la philosophie grecque et arabe qui l’a
précédé. Reprenant et développant les propos d’Aristote, il
présente notamment une véritable théorie des sens internes.
Pour Avicenne en effet, de la même manière qu’il y a cinq
sens externes, on peut compter cinq sens internes : le sens
commun, l’imagination, la vertu imaginative, la vertu estima-
tive, et enfin la mémoire. Le sens commun est le sens qui
réunit les cinq sens externes et les fait correspondre : par
exemple, lorsque l’on voit quelque chose de couleur jaune,
liquide au toucher, sucré au goût et d’une odeur acidulée, le
sens commun synthétise ces sensations pour identifier le jus
d’orange. L’imagination a pour rôle de conserver les formes
sensibles, transmises par les sens externes ; on voit qu’elle a,
déjà, un rôle de conservation et donc de mémoire. La vertu
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